Chéri(e), on a numérisé les gosses ! 1/ L’avenir de l’EldoraData passe par l’école
L’ancien président de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), Monsieur Alex Türk, expliquait dans une interview au Monde daté du 12 novembre 2009 : « Je crois avoir montré mes fesses à la Saint-Nicolas, en 1969. Je ne le fais plus depuis. Et je n’aimerais pas que cela me poursuive encore »…
S’il est un domaine dans lequel les parents d’aujourd’hui doivent s’interroger c’est bien l’usage qui est et sera fait, des données produites par nos chers petits à l’aube de la république numérique qui s’annonce.
C’est un fait, l’existence même des programmes qui scrutent, analysent et proposent des usages nouveaux « tout public » dans une vaste farandole d’objets connectés sans cesse plus avides de capter notre « personnalité », fait désormais partie du quotidien des jeunes de tout âge, souvent même avant leur entrée dans la vie scolaire.
C’est donc une interrogation hautement philosophique qui s’invite dans les foyers au moment où tout à chacun – de part l’exercice de son autorité parentale – est à même d’observer sa progéniture s’ébattre dans les champs digitaux que semble vouloir produire sans aucune retenue notre civilisation d’Homo Numéricus première version (post avènement des robots).
Certes, photos et vidéos concernant nos enfants, de l’accouchement à leurs premiers pas réels sur la terre ferme, n’ont été ni produits ni mis en ligne par les intéressés eux-mêmes. Cet exercice familial et confiant a d’ores et déjà contribué à leur forger une identité numérique débarrassée de toute intimité.
A cela l’usage des réseaux sociaux et l’interconnexion de nos actions – captées par nos téléphones, montres, chaussures ou vêtements incrustés de capteurs qui viendront renforcer la panoplie de nos bébés digitaux à l’heure du sapin de décembre -, contribueront à augmenter la production des données à caractère personnel et élargiront encore un peu plus l’horizon des services prédictifs, qu’ils soient commerciaux ou policiers.
L’avantage du « big data » qui procède rappelons-le, par une accumulation de ces données avant même d’en avoir définie une quelconque finalité, réside justement dans la possibilité jusqu’alors inédite, de relier des contenus personnels sans que nos futurs adultes aient eu le choix d’exercer leur consentement sur ce stockage et les utilisations à venir de leurs traces, aussi dérisoires soient-elles.
Des parents aux trans-parents
Le concept même de vie privée est aujourd’hui obsolète déclarait le patron de Facebook, Marc Zuckerberg en 2010 (déjà). Cette déclaration sensationnelle avait l’on s’en doute, agité le landernau des éditorialistes et nombre d’articles d’alors s’interrogeaient sur le sacrifice de ce que d’aucun considère encore comme une conquête démocratique et un pilier du droit : le respect de la vie privée.
Et puis, quelques mouvements de mentons et quelques pincées de regrets agrémentées de zestes de réglages plus tard, tout semble être rentré dans l’ordre dans l’univers des afficheurs-collecteurs de nos données. Certes, il arrive encore, de manière de plus en plus spasmodique il est vrai, qu’un scandale vienne réveiller les consciences. Mais que celui-ci arbore un caractère universel à l’instar de l’affaire Wikileaks ou plus compassionnel lorsqu’il s’agit du sort réservé à un Edouard Snowden, rien ne semble en réalité pouvoir (vouloir ?) perturber la fulgurante intrusion de nos vies privées sur laquelle se concentre en masse l’innovation technologique qu’induit cette accumulation de Little Big Data (cf. article « La loi du Huron»).
En notre for intérieur collectif, nous le savons, mais le moment n’est pas à la tergiversation : il faut s’adapter pour conserver sa place, et par voie de conséquence accepter les novations que l’on nous proposent en s’astreignant à ne commenter que les progrès emplis de solidarité résultant de la puissance de ce nouveau pouvoir de localisation et d’identification. Des progrès qui existent réellement, et qui tendent à remettre à demain le temps de réflexion permettant de considérer l’évolution de nos espaces de libertés et par là même ceux de nos enfants. L’envers du décor et l’arrière du magasin en quelque sorte.
Il y a bien sûr des inquiétudes qui perdurent, une sensation de malaise sous-jacente, que l’on voit se traduire par les actions et les textes législatifs que produisent nos administrations. Celles-ci jouent leur rôle de régulateur en attendant une prise de conscience devant des dangers que personne ne perçoit réellement, voire même se refuse à voir, indiquant par là même que ce questionnement et les angoisses qui y sont associées sont peut être tout simplement une simple affaire de génération…
Dans son étude publié en 2010, le journaliste d’investigation, Jean-Marc Manach, cofondateur des Big Brother Awards, posait ainsi crûment la question « La vie privée, un problème de vieux cons ? » (*).
Il s’interrogeait alors sur la capacité de la génération des « natifs du numérique » d’avoir totalement intégré l’idée d’être surveillés en permanence. Indiquant même ne pas y être défavorable car ayant a priori intégré – de manière plus ou moins consciente – que pour pouvoir bénéficier des avantages immédiats de cette manne technologique il lui fallait adopter sans réticence le modèle économique de l’internet marchand, celui-là même qui suppose in fine la commercialisation des données à caractère personnel.
D’’une certaine manière, ce qui devenait ainsi visible n’était sommes toutes pas très différent de ce qui nous était caché, notamment par les administrations dans leur propre exercice de collecte et de contrôle des citoyens et d’accès à leurs données.
Seul hiatus, accepter cela pour les données que l’on a soi même choisi de publier ne voulait pas dire qu’implicitement l’axiome s’étendrait à tout ce qui me concerne et par conséquent à tout ce que l’on publie sur, pour ou contre moi.
A mort le libre arbitre et la vie privée ?
Après avoir ainsi balayé des réticences d’un autre âge, qui convenons-en ne pèsent pas bien lourd face à la magie d’un écran tactile, c’est donc sur cette génération des « trans-parents » que s’appuie un modèle économique et idéologique qui repose en partie sur l’éradication de cette notion de vie privée.
L’objectif est légitime d’un point de vue marketing car il épouse sans état d’âme le cycle de vie des produits, nous les adultes consommateurs aujourd’hui en haut de la courbe, puis les générations suivantes, dont la quantité devrait augmenter à mesure que nous-mêmes disparaîtront dans un futur biologique plus ou moins proche. Autrement dit, il faut préparer l’accueil de cette masse de consommateurs à venir qui fera mécaniquement grossir le flot ininterrompu du carburant de l’eldoradata, enfin débarrassé de cet encombrant héritage des questions de libertés individuelles, qui plus est non-surveillées.
Ainsi, au carrefour d’intérêts a priori divergents, la cause est commune : états pas encore totalitaires et firmes pas encore monopolistiques, scrutent, fichent, enregistrent tout ce qui clique, swipe et twitte, à partir de 13 ans pour les fichiers de la police (en France), sans limite d’âge pour les seconds (apatrides par nature) !
Tous profilés dans les grandes largeurs, tous présumés coupables ou clients selon le regard porté par l’une ou l’autre de ces deux catégories d’acteurs à la recherche du même saint graal prédictif – instrument suprême de contrôle de nos envies et de nos besoins – qui guettent l’adéquation entre un taux d’erreur acceptable, inversement proportionnel au taux de fidélisation pour les uns et au taux de récidive pour les autres.
Avantages et moyens partagés car la règle est commune à ces deux ambitions qui ne peuvent se satisfaire de modélisations que remet en cause les possibilités technologiques de l’exploitation du big data. De là à imaginer que Pareto et ses 80/20 pourrait devenir une règle considérée au mieux comme de l’incompétence, au pire comme de la subversion, il y a de quoi donner à réfléchir dès maintenant face aux enjeux qui se présentent.
Réfléchir par exemple avec Angus Deaton, le prix Nobel d’économie 2015 qui débuta sa carrière à l’université de Bristol en 1976, en tant que professeur d’économétrie, et qui analyse que les économistes « adoptent un sens très étroit » de la loi de Pareto, définit simplement comme le « principe selon lequel le monde devient meilleur si le bien-être d’une personne s’améliore alors que personne d’autres n’y perd».
Autrement dit rien n’est joué : les données de l’engagement sont connues mais les limites supposées définies par défaut. Au moins dans l’esprit des économistes.
Présomption d’innocence et respect de l’usager pourraient ainsi ne représenter que des notions du passé pour la future génération, rejoignant dans les datacombes de l’histoire des libertés, celle du libre-arbitre et de la vie privée.
Sommes nous certain, en conscience, que nos plus jeunes bénéficient d’ores et déjà des moyens de réflexion qui leur permettront d’agir demain avec ce que nous ne savons pas contrôler aujourd’hui ?
Merci de votre attention, vous pouvez fermer votre session et rallumer vos Smartphones. Sortez en silence et surfez sans complexe, c’est l’heure de la récré !
->Prochain épisode à venir de « Chéri(e) on a numérisé les gosses ! » le chapitre 2 : «Aux Armes Citoyens, formez vos rejetons ! ». A suivre…